Tous les ponts transbordeurs français sont l’œuvre du même ingénieur : Ferdinand Arnodin (1845–1924), installé à Châteauneuf-sur-Loire (45). Leur construction s’est étalée sur une période de sept ans en commençant par le pont de Bizerte (1898), remonté à Brest en 1909, Rouen (1899), Rochefort-Martrou (1900), Nantes (1903) et enfin Marseille (1905). Ce parc aurait dû être complété par le transbordeur de Bordeaux, sur la Garonne, dont la construction est stoppée par la Première Guerre mondiale et sera abandonnée dans les années 1930.
La formule du pont transbordeur à chemin de roulement aérien, telle que la conçoit Arnodin, s’avère idéale pour installer une liaison entre les rives d’un fleuve navigable lorsque la densité du trafic fluvial n’autorise pas l’établissement d’un lien fixe. Plus léger en infrastructure et moins coûteux en entretien qu’un bac classique, plus confortable pour les passagers, les transbordeurs offrent au surplus l’avantage, avec leur nacelle mobile, que les trafics terrestre et maritime se gênent mutuellement le moins possible, chose qu’un pont levant ou tournant ne permet pas.
Ces ouvrages d’art très particuliers présentent aussi une dimension esthétique incontestable, avec leur aspect monumental, sorte « d’arc de triomphe » du siècle de l’industrie. Le rapprochement avec la tour Eiffel, leur aînée de dix ans, s’impose dans l’esprit du public de l’époque : Marcel Pagnol y fait allusion dans « Marius » tandis qu’à Nantes, il est le partenaire obligé des peintres et photographes qui illustrent le port.
Arnodin est aussi un commerçant avisé : il s’assure de la concession pour l’exploitation de deux des principaux transbordeurs, ceux de Marseille et Nantes et, pour mieux rentabiliser les ouvrages, prévoit d’installer des « espaces de convivialité » sur leur partie haute, ce qui autorise une vue panoramique des cités : le transbordeur de Marseille abrite un restaurant et celui de Nantes un belvédère. De telles initiatives associent encore plus l’ouvrage d’art à la communauté humaine qu’il est destiné à servir.
Le développement du trafic automobile et les événements consécutifs au second conflit mondial ont raison de ces ouvrages. Ceux de Brest et de Rouen sont rapidement oubliés. En revanche, la disparition des transbordeurs de Marseille et de Nantes constitue un traumatisme dans la mémoire locale à tel point que des reconstitutions virtuelles et des projets contemporains, situés sur les lieux mêmes ou à proximité du site du monument disparu se manifestent ces dernières années.
Le transbordeur de Rochefort-Martrou est le seul, aujourd’hui en France, à témoigner de cette technologie abandonnée, même si sa position excentrée fait que son osmose avec la cité est moins évidente qu’à Marseille ou Nantes.
En dehors de nos frontières, deux transbordeurs construits par Arnodin, témoignages du savoir-faire et du dynamisme de l’entreprise française, ont survécu : le Puente Vizcaya à Bilbao (Espagne) sur le Nervion, construit en 1891, et premier des transbordeurs Arnodin. Toujours en service, sa nacelle entièrement rénovée, il est classé au titre de « bien d’intérêt culturel » en Espagne en 1984, et inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2006.
Autre réalisation d’Arnodin, le Newport Transporter Bridge (Grande-Bretagne), sur l’estuaire de la rivière Usk, mis en service en 1906. Considéré comme l’un des symboles de la ville de Newport et proche de son état d’origine, il est aujourd’hui en état de fonctionnement après une campagne de restauration en 2010.
Pour un bref tour du monde des transbordeurs survivants, il convient de noter, sur le continent européen, le Transporter Bridge de Middlesbrough sur la rivière Tees, construit en 1911 et toujours en service, le pont d’Osten en Allemagne datant de 1909, réservé aujourd’hui à un usage patrimonial, ou celui de Rendsburg sur le canal de Kiel qui, fait unique, possède la double fonction de transbordeur et de lien ferroviaire fixe. Sur le continent américain, subsiste, en état de présentation, le Puente Transbordador Nicolás Avellaneda de Buenos Aires, sur la rivière Riachuelo, construit en 1914.